Quel avenir pour les libertés individuelles en Tunisie ?


 

Nous sommes aujourd’hui sept ans après la révolution de la dignité, les violences, les pratiques inégalitaires et discriminatoires portant atteinte à la dignité humaine perdurent et s’intensifient en Tunisie, ou sous couvert de lois liberticides et obsolètes ou sur la base de la protection de bonnes mœurs et de la pudeur.

Quatre années après la promulgation de la constitution du 27 janvier 2014 , qui reconnaît et garantie la liberté de conscience dans son article 6, l’égalité et la       non-discrimination dans la jouissance et l’exercice effectif des droits fondamentaux et des libertés individuelles en vertu de l’article 21, la dignité humaine et l’intégrité physique dans son article 23, la protection de la vie privée, de l’inviolabilité du domicile, de la confidentialité des correspondances, des communications et des données personnelles dans son article 24, et pourtant, on assiste aujourd’hui de plus en plus à une montée  de l’intolérance, du racisme, de la violence à l’égard de la différence qui se traduit par des actes de violation et d’atteintes multiples aux droits et libertés fondamentaux en Tunisie post révolutionnaire.

 

Des libertés individuelles dans l’œil du cyclone :

En s’appuyant sur le rapport « Etat des libertés individuelles 2017 » établi et présenté par le Collectif Civil Pour Les Libertés individuelles en février 2018 ; faisant état de graves violations et dépassements aux droits et libertés et attire ainsi l’attention sur les violations perpétrées qui continuent de faire rage à ce jour.

En voici quelques faits saillants de l’année 2017 :

-Des violations des libertés sur la base de l’orientation sexuelle ou l’expression de genre (LGBT++) :

Ces violations sont commises sur la base des dispositions de l’article 226 bis du CP entraînant à la clef, l’application de l’article 230 du CP.

Par ailleurs, d’après la même source, 70 personnes ont été arrêtées, et pour l’heure, aucun pas n’a été franchi pour interdire le test anal et dépénaliser l’homosexualité.

-Les atteintes à la liberté de conscience sont de mise en Tunisie :

On parle ici, de la chasse aux dé-jeûneurs  durant le mois de Ramadan, conformément à la circulaire de 1983 relative à l’ouverture des établissements durant ce mois, ainsi, donnant lieu à une série de condamnations  allant jusqu’à 6mois de prison, et ce, sur la base de l’infamant article 226 du CP.

-Violation du droit fondamental du libre choix de son conjoint :

Le 8 septembre 2018, le ministre de la justice a abrogé la circulaire 216 du 5 novembre 1973, interdisant les tunisiennes de se marier à des noms musulmans, conformément au principe du libre choix du conjoint ; reconnu dans les déclarations et les conventions internationales dûment ratifiées par la Tunisie.

Toutefois, il est attesté que ce droit a fait l’objet de quelques violations, notamment :

Une lenteur administrative constatée dans l’application de la nouvelle circulaire ;

 Ceci est dû au fait qu’elle n’est pas encore parvenue à certaines municipalités.

Mais pas que, cette nouvelle circulaire n’est pas encore parvenue à redresser la situation de nombreux contrats de mariages antérieurs au 8 septembre 2017.

A cela s’ajoute, l’opposition et la réticence éprouvées et exprimées par les notaires tunisiens de l’appliquer.

Plus d’un demi-siècle après, les mêmes revendications !

Se référant à l’argumentaire établi et présenté par l’Association des Femmes Tunisiennes pour la Recherche et le Développement (AFTURD) et l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) à l’occasion du cinquantième anniversaire du Code du Statut Personnel « 15 Arguments de plaidoyer pour l’égalité successorale entre les sexes » :

L’inégalité dans l’héritage n’est pas conforme aux standards universels stipulés par les engagements internationaux dûment ratifiés par la Tunisie ;

 

·         La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination et violence l’égard des femmes CEDAW : La Tunisie a ratifié la CEDAW en 1985 et levé ses réserves en 2011.

 

·         La charte africaine des droits de l’homme et des peuples en 1982.

 

 

·         Le Pacte international sur les droits civils et politiques PIDCP et le Pacte international sur les droits économiques et sociaux et culturels PIDESC ratifiés par la Tunisie en 1968 : stipulant l’obligation d’assurer l’égalité des droits humains entre les sexes dans l’exercice de tous les droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques.

 

·         La déclaration Universelle des Droits de l’Homme 1948 qui garantit l’égalité et la non-discrimination et proclame que chacun peut exercer ses droits et ses libertés sans discrimination sans distinction aucune.

 

·         La Convention de Copenhague sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard de la femme ratifiée en 1985 par la Tunisie

 

 

Bien que l’article 103 qui dispose dans son alinéa 3 que l’héritier de sexe masculin a une part double de celle attribuée à un héritier de sexe féminin, figure bel est bien dans le Code du Statut Personnel (CSP) à ce jour …

 

Aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle après, les mêmes dispositions juridiques discriminatoires pesant sur les femmes, présentes toujours et stipulées par le CSP, entre autres, les articles 23 et 154…

- La même question se pose d’ailleurs pour l’abolition de la peine de mort !

Oui, mais non la peine de mort n’est pas encore abolie :

 La Tunisie a décrété un moratoire de fait sur l’application de la peine de mort en 1991 et a signé en 2012 un moratoire officiel sur les exécutions des condamnes à la peine de mort.

Certes depuis 1991 aucune exécution n’a eu lieu, mais la Tunisie n’a pas encore clarifié sa position sur la peine de mort, qui figure à ce jour dans les lois tunisiennes.

 

Le rapport de la Commission des Libertés Individuelles et de l’Egalité (COLIBE) : Opiniâtre et tient à bout de tout :

Peut-être vaut-il mieux de commencer par le début et présenter la Commission des Libertés Individuelles :

La COLIBE a été lancée par le président de la République Béji Caid Essebsi par l’entremise du décret présidentiel n°111 du 13 aout 2017, composée par la crème de de nos intellectuels tunisiens qui se sont attelés avec un sens d’engagement profond, à mettre en place un projet visant à correspondre l’arsenal juridique actuel à la constitution du 27 janvier 2014 et aux principes universelles des droits de l’homme et des conventions internationales officiellement ratifiées par la Tunisie.

 

Cette commission est présidée par Mme Bochra Belhaj Hmida,et composée de : Abdelmajid Charfi, Salwa Hamrouni, Kerim Bouzouita, Slim Laghmani, Iqbal Gharbi, Slaheddine Jourchi, Dora Bouchoucha et Malek Ghazouani .

Les recommandations proposées, dont le rapport a été publié le 12 juin 2018, sont avant-gardistes et s’adressent à toutes et à tous sans discrimination aucune, telles que : 

« 

·         Abolir la peine de mort et ou la maintenir seulement pour les crimes où il y a eu un meurtre. 

·         Pénaliser l’appel au suicide.

·         Abroger l’article 23 du Code du Statut Personnel qui dispose que le mari est le chef de famille. 

·         La pension alimentaire du mari envers sa femme n’est obligatoire que si cette dernière ne dispose pas de ressources financières. Annuler la circulaire portant sur la fermeture des cafés pendant le mois de ramadan.
Dépénaliser l’homosexualité ou de la maintenir en écartant la peine d’emprisonnement.
Bannir les tests anaux. 

·          Annuler les dispositions désuètes datant de l’époque coloniale contenues dans le Code des obligations et des contrats qui établissent des distinctions entre les musulmans et les non-musulmans. 

·         La protection du sacré ne doit pas vider de son sens la liberté de conscience et de croyance et engendrer la prédominance de la religion officielle ou dominante sur les autres minorités religieuses ou la liberté de conscience des a-religieux. 

·         Interdire le prosélytisme. 

·         Annuler le crime du blasphème des religions qui verrouille la liberté de pensée. 

·         Redéfinition des concepts vagues de l’ordre public, de la morale à l’aune de l’article 49 de la Constitution. 

·         Bannir l’institution de la dot ou ne plus la lier aux conditions du mariage, à sa nullité, sa consommation, ou au divorce. 

·         L’égalité en héritage ou laisser le choix à l’héritière de renoncer au principe de l’égalité tout en entourant cette deuxième possibilité de précautions juridiques afin de s’assurer de sa réelle volonté.

·         Établir l’égalité entre les enfants légitimes et les enfants naturels. 

·         Attribuer les noms de famille des deux parents à l’enfant ou laisser la possibilité de le faire aux parents ou à l’enfant atteignant la majorité. 

·         L’égalité entre les parents concernant la tutelle et la garde de leur enfant. »

 

 

Ces recommandations ont fait l’objet de nombreux débats et font encore couler beaucoup d’encre et continueront de le faire les semaines, les mois et les années à venir.

Ce faisant, on ne voit pas l’utilité de s’attarder trop longtemps sur les réactions tiraillées entre l’adhésion, l’opposition, le rejet allant jusqu’au dénigrement des membres de la COLIBE.

Veuillez trouver le lien vers le rapport de la COLIBE ci-dessous.

 

Le 13 août 2018 : Une journée à marquer par une pierre blanche :

Des milliers des femmes et des hommes ont manifesté à Tunis devant le théâtre municipal pour proclamer l’égalité en fait et en droit entre tous et toutes sans aucune restriction.






Les manifestants ont soutenu les dispositions du rapport de la COLIBE en criant des slogans contre la violence, l’obscurantisme et en chantant une Tunisie pittoresque.

Déterminés, les tunisiens se sont engagés activement dans la pluralité de leurs sensibilités dans le combat des droits de l’homme, l’égalité totale entre les sexes et la citoyenneté.


Amal El Mekki Journaliste indépendante, militante de la société civile et défenseuse des libertés individuelles


La manifestation du 13 août semble avoir indéniablement prouvé que les tunisiennes n’épargnent aucun effort pour défendre leurs acquis et exiger plus de droits et de libertés

Les hommes sont sortis aux côtés des femmes prônant l’égalité totale entre les sexes et la citoyenneté en tant que préoccupations centrales.

Cette manifestation s’est déroulée dans un contexte social extrêmement tendu, marqué par de grandes controverses dont on craignait qu’elles se transforment de la violence verbale à la violence physique et répéter ainsi le scénario de sang que nous avons vécu en 2013.

Les manifestants, qu’ils soient partisans ou dissidents ont réaffirmé leur droit de manifester dans la rue et s’exprimer librement de manière civilisée, dans le strict respect de l’autre dans toute sa diversité sur la base de l’égalité et la non-discrimination.

A mon sens, j’ai participé le 13 août en tant que défenseuse des droits et libertés individuelles.

En outre, j’ai vivement soutenu le rapport de la COLIBE malgré les réserves que j’ai émises sur certains points du coup, j’espérais qu’il était plus révolutionnaire.

J’ai participé aujourd’hui, pour dire haut et fort    que notre combat est le combat des libertés individuelles par excellence.

Il n’y a pas de moment opportun pour réclamer nos libertés individuelles et collectives ; tous les moments sont opportuns pour se mobiliser et agir sans tarder afin d’édifier une société plus juste et égalitaire dont les libertés de choix, de conviction, de culte, de pensée sont indéfectiblement garanties et protégées.


Faten Ghazouani,Juriste et membre active à Amnesty International Tunisie.



Depuis la révolution du 14 Janvier, la Tunisie a constitué le berceau des libertés individuelles dans le monde arabe.

La promulgation de la constitution du 24 janvier 2014 a reconnu et garanti les libertés individuelles et l’universalité des droits de l’Homme dans son deuxième chapitre, composé de 29 articles (de 20 à 48), étant consacrés aux droits fondamentaux et libertés individuelles, et cela en lui-même, constitue une révolution législative !

A beau dire, ces articles continuent à faire la navette entre les membres de l’ARP.

Comme cela, le rapport de la COLIBE s’est intervenu en temps et en heure pour trancher dans le vif, conformément à la nouvelle constitution et les principes universels des droits humains.

Le 13 août, les tunisiens ont manifesté une forte volonté de faire prévaloir les principes de la tolérance, la coexistence dans un environnement propice indépendamment de leurs différences.



Farouk Ellouze,Juriste, activiste et militant culturel.





Nous sommes satisfaits en tant qu’artistes tunisiens de ces avancées de taille que la Tunisie a réalisées en matière des libertés individuelles et collectives.

Immanquablement, toute marge de liberté accordée impacte positivement la liberté de l’artiste qui représente la base d’une société démocratique et multiculturelle, et ce, est fondamental pour la concrétisation des objectifs de notre révolution.

Je peux dire ici, que l’expérience tunisienne se veut extraordinaire et exemplaire malgré certaines déconvenues.

Par la même occasion, j’insiste sur le fait qu’un cadre législatif à deux vitesses ne mène nulle part, si on compte vraiment bâtir notre démocratie à bon escient.

La société civile a joué un rôle très important sur le plan législatif.

La balle est aujourd’hui dans le camp des artistes pour jouer leur rôle d’élite.  



Badr Sassi,activiste de la societé civile et militant culture.




Le 13 août 2018, n’était pas seulement la célébration de la journée de la femme tunisienne, c’était la fête de tous les tunisiens sans aucune discrimination

C’était la marche de l’égalité entre tous les citoyens et citoyennes pour dénoncer la violence, l’injustice et la discrimination sous toutes ses formes.

Personnellement, j’étais immensément ému et touché par cette marque de soutien aux minorités tunisiennes dont je fais partie.

En tant que minorité religieuse tunisienne, j’attends beaucoup de la révolution !

Je soutiens ardemment les dispositions du rapport de la COLIBE que je salue et qualifie de travail de bénédictin, d’ailleurs, après la lecture de ses propositions, je me rends sûrement compte que l’avenir des libertés individuelles en Tunisie s’annonce sous les bons auspices malgré les embûches

Nous sommes déterminés à décider librement de cet avenir et à jouir de nos droits fondamentaux garantis par la nouvelle constitution.

Je suis optimiste, car on est en train de récolter les fruits de notre révolution (les sept années de vaches maigres touchent à leur fin) !



Jalila Znaidi,

Militante de la société civile, présidente du comité FEMMES à Amnesty International Tunisie et trésorière au sein de l’association « Le chemin de la dignité »


 

Les femmes tunisiennes étaient au rendez-vous pour continuer à défendre les droits fondamentaux, les libertés individuelles et collectives sur la base de l’égalité.

Ces milliers de femmes et hommes ont uni leurs efforts et se sont mobilisées en toute solidarité pour protéger leurs avancées réalisées.

Moderne et avancée, la constitution du 24 janvier 2017 pourrait être vue comme une réalisation historique dont nous sommes très fières.

En outre, on espère que les propositions du rapport de la COLIBE seront intégralement approuvées.

Pendant ce, nous allons poursuivre sans relâche notre combat acharné pour la liberté, la démocratie et l’égalité totale entre les sexes !



Sources :

-15 arguments de plaidoyer pour l'égalité successorale entre les sexes https://www.manifeste.org/IMG/pdf/Tunisie.pdf

-Rapport sur les principales violations des libertés individuelles en 2017.

Liens utile :

-Le rapport de la Commission des Libertés Individuelles et de l'Egalité :

https://colibe.org/wp-content/uploads/2018/06/Rapport-COLIBE.pdf


Article publié en septembre 2018 sous les colonnes de  www.tunisie-news.com









 

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