Kahna TALBI : « Le patrimoine Amazigh est quasi-inexistant dans les programmes scolaires en Tunisie »










Le nouvel an berbère Yennayer célébré entre le 12 et le 14 janvier de chaque année est le premier jour de l’année du calendrier agraire utilisé depuis l’Antiquité par les Amazighs à travers l'Afrique du nord.

Le 12 janvier 2021, tous les Amazighs du monde célèbrent Yennayer 2971, la nouvelle année berbère.

C’est dans ce contexte que la Radio Libre Francophone a mené une interview auprès de l’activiste tunisienne Kahna TALBI, l’une des pionnières de l’action militante en Tunisie.

 

Parlez-nous de vous et de votre engagement dans le processus de vulgarisation et réappropriation de l’identité Amazigh en Tunisie?


 

Je suis Kahna TALBI, militante amazighe de Tunisie, originaire de la région de Douirat un village berbère du sud-est de la Tunisie situé dans le gouvernorat de Tataouine qui se trouve à vingt kilomètres de son chef-lieu à 531 kilomètres de Tunis.

Je suis la trésorière de l’Association tunisienne pour la culture Amazighe.

Cette association a été fondée en avril 2011 après avoir obtenu son visa légal suite à la révolution tunisienne et tend à promouvoir le patrimoine civilisationnel Amazigh de la Tunisie sur le plan national et international, combattre les stéréotypes et les préjugés liés aux Amazighs, et relancer l’usage de l’écriture « Tifinagh » en tant qu’outil d’expression et de transcription graphique de la langue amazighe.

D’ailleurs, je suis impliquée dans la lutte pour la cause amazighe BITUNIS depuis le début de la révolution et jusqu’à ce jour.

Où vivent les Amazighs de Tunisie, quel est leur poids démographique et combien de locuteurs des langues Amazigh compte la Tunisie (à peu près)?

Actuellement, les Amazighs de Tunisie résident principalement dans le sud de la Tunisie dans les régions suivantes : Tamazret, Matmata, Guermassa, Guellala, Chenini, Douiret, Zraoua, Taoujout, Tamazret, Sedouikech, Ajim, Oued Zeib, Douiret, Ras El Oued, Bir Thlathine Jarjer, Ghomrassen, Toujane, Sened, Majoura, Ouesslat. Ces villages sont progressivement arabisés depuis la mise en place de la politique d’arabisation en 1956.

En Tunisie, le poids démographique des Amazigh est méconnu étant donné que les statistiques par ethnie ou langue sont interdites sachant qu’en début de la colonisation française la Tunisie comptait 3 millions d’Amazigh.

En adoptant les récentes études génétiques menées par l’Institut Pasteur, les Amazighs de Tunisie représentent 83% des Tunisiens.

Les berbérophones en Tunisie sont d’environ 100.000 et vivent essentiellement dans le sud tunisien le nombre des locuteurs est de plus en plus faible et estimé à moins de 1 % de la population.

En l’occurrence, le peuple berbère; peuple autochtone de Tunisie est considéré minoritaire.

 Comment se présente la situation des Amazighs aujourd’hui en Tunisie ?

L’Etat Tunisien est « arabo-islamique », nie et exclue la culture et la civilisation autochtone Amazighe.

Après son indépendance en 1956, le gouvernement proclame la naissance de la République Tunisienne, arabe et musulmane.

La Constitution adoptée en 1959 prévoit que la Tunisie demeure « fidèle aux enseignements de l’islam et à son appartenance à la famille arabe ».

L’article1 dispose que « la Tunisie est un Etat indépendant, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe ».

L’article 2 prévoit que « la République Tunisienne constitue une partie du Grand Maghreb Arabe »

Les Berbères sont victimes de marginalisation, d’exclusion et de déni de leurs spécificités culturelles et leur patrimoine de la part d’un Etat qui s’identifie par les dispositions du préambule et l’article 1 de sa nouvelle constitution :

« La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ».

Cette constitution enfreint manifestement toutes les règles du droit international, ainsi, est à l’origine de l’ethnocide de notre patrimoine berbère.

Le résultat : Une amazighité niée, occultée et rejetée. 

En référence à la contribution du Congrès Mondial Amazigh à l’Examen Périodique Universel concernant la Tunisie (je vous fais parvenir le document y affèrent) fourni en 2012 et avant d’évoquer la politique de l’enseignement tunisien, permettez-moi de vous énumérer les violations à l’encontre des amazighs :

« Le gouvernement tunisien viole les dispositions du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention relative aux droits de l’enfant, auxquels il s’est engagé :

Le Pacte National Tunisien adopté en 1988 exclu également l’identité amazighe puisqu’il définit l’identité du peuple tunisien seulement comme « une identité arabo-islamique » et proclame que la Tunisie, « partie intégrante du monde arabe et de la nation islamique est attachée à son arabité et à son islamité » et que « l’arabisation est une exigence civilisationnelle pressante ».

Il s’agit là manifestement d’une déclaration de négation brutale et inique de la réalité amazighe pourtant vivace en Tunisie.

Le code de la protection de l’enfant adopté en 1995 renforce la discrimination à l’égard des enfants amazighs. Son article premier préconise d’élever l’enfant « dans la fierté de son identité nationale (…) et le sentiment d’appartenance civilisationnelle au niveau national, maghrébin, arabe et islamique ».

L’enfant amazigh est ainsi ignoré, ses déterminants identitaires rejetés, ce qui le met en situation d’infériorité par rapport à l’enfant arabe. »

Comment est-ce que vous expliquez l’absence du patrimoine culturel berbère dans les programmes scolaires en Tunisieet qu’est ce qui entrave l’officialisation de la langue amazighe à côté de l’arabe?

L’arabisation des programmes scolaires a été mise en place par Mohamed Mzali, ministre de l’Éducation nationale à de nombreuses reprises entre 1969 et 1980.

Ainsi, et depuis, l’arabe est devenue la langue des différents ministères (la Justice, l’Intérieur et la Défense), la langue de la législation et du Parlement ainsi que la langue de l’éducation par le biais des articles 1 et  9 de la loi no 91-65, du 29 juillet 1991.

 

Le berbère n’est pas enseigné à l’école, ne fait pas l’objet de revendications politiques ou identitaires fondamentales à la manière de nos voisins Magrébins et surtout ne constitue pas une langue reconnue par les autorités tunisiennes comme l’indique la constitution.

Compte tenu de tout ce qui précède et comme je viens de vous l’expliquer dans mes réponses précédentes : L’arabe est la seule langue officielle reconnue dans le pays, comme stipulé dans la constitution, même après la révolution tunisienne, on n’a pas avancé là-dessus ; les institutions, les autorités tunisiennes, même les partis politiques affirment et réaffirment leur attachement à l’identité « arabo-islamique ».

La langue Amazighe n’a pas de place en Tunisie aujourd’hui et le patrimoine Amazigh est quasi-inexistant dans les programmes scolaires, les livres Amazighs toujours censurés.

Quelles sont vos revendications?

Nos revendications et actions n’en auront certainement que plus de force si nous parvenons à un large consensus avec l’Etat Tunisien pour :

Officialiser l’enseignement de la langue amazighe dans les écoles tunisiennes, médiatiser la langue et la culture dans la presse écrite et les médias audiovisuels publics, réformer la législation et les pratiques institutionnelles tournées exclusivement vers l’identité arabo-islamique à travers des mesures législatives et administratives concrètes destinées à protéger et promouvoir les droits et les libertés des Berbères sur le plan social, culturel et linguistique et finalement, reconnaitre et fêter le nouvel an berbère Yennayer à l’instar de l’Algérie qui l’a décrété  jour férié chômé et payé en 2018 par les dispositions d’une décision présidentielle annoncée le 27 décembre 2017.

 

 

                         Propos recueillis par Ghofrane GMATI

 

 

Sources et liens utiles :

Contribution du CMA à l’Examen Périodique Universel concernant la Tunisie :

https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/session13/TN/CMA_UPR_TUN_S13_2012_CongresMondialAmazigh_F.pdf

 

La revendication amazighe en Tunisie : la tunisianité au défi de la transition politique par Stéphanie Pouessel :    https://books.openedition.org/cjb/1365?lang=fr

Chaine YouTube de Kahna TALBI récemment lancée : https://www.youtube.com/channel/UCdc1jBQeyoxH48nniWRzygw

Page Facebook de kahna TALBI :

https://www.facebook.com/Tyhia-Talbi-%D8%AA%D9%8A%D9%87%D9%8A%D8%A7-%D8%A7%D9%84%D8%B7%D8%A7%D9%84%D8%A8%D9%8A-695961684176982

 

 

 

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